19.7.08

Le manuscrit trouvé à La Bisbal

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Je suivis Eglofstein et descendis au pas de course la rue des Carmes. Au loin, derrière les débris noircis des murs du couvent, nous vîmes disparaître deux Espagnols, armés de lances ou de torches. Au croisement des rues, nous nous séparâmes. Eglofstein s’éloignait déjà, mais je le retins pour lui communiquer une idée qui m’était venue subitement.
– Mon capitaine! dis-je en me pressant, tout jusqu’ici s’est passé comme l’avait prévu le marquis de Bolibar.
– Il semble bien que vous ayez raison, Jochberg! dit-il, en cherchant à s’éloigner.
– Ecoutez-moi; c’est Gunther qui a donné le premier signal. Je le sais. C’est nous qui avons donné le deuxième: vous, moi, Brockendorf et Donop. C’est Brockendorf qui a provoqué l’émeute. Pour l’amour de Dieu, dites-moi où se trouve le poignard?
– De quel poignard parlez-vous, Jochberg?
– La nuit de Noël, lorsque vous avez fait fusiller le marquis de Bolibar, vous avez pris pour vous son poignard. Un poignard à manche d’ébène, sur lequel étaient sculptés le visage de la Vierge et la mise au tombeau du Christ, vous rappelez-vous? C’est le dernier des trois signaux. Où l’avez-vous mis, ce poignard, mon capitaine? Je ne serai pas tranquille, aussi longtemps que je saurai qu’il est entre vos mains.
– Le poignard reprit Eglosfstein qui se mit à réfléchir. Le poignard, le colonel l’a vu, et comme le travail lui paraissait très fini, il s’en est emparé. Je ne l’ai plus.


Pendant les campagnes napoléoniennes en Espagne, le marquis de Bolibar, qui semble doué d’une capacité surhumaine pour déguiser les traits de son visage, décide de livrer la ville de La Bisbal, qui sert de cantonnement à deux régiments franco-prussiens, aux troupes de partisans. Il leur impose pour cela de suivre un plan rythmé par les trois signaux qu’il leur enverra depuis l’intérieur de la ville: une fumée de paille mouillée, le jeu des orgues du couvent, et enfin, après qu’il ait organisé le soulèvement des habitants contre les soldats, l’envoi d’un couteau. L’annonce du plan faite aux guérilléros a toutefois pour témoin un espion qui en communique aussitôt les détails à ses supérieurs. De plus, à peine est-il rentré dans la ville sous une identité d’emprunt que le marquis, ayant surpris les propos de quatre officiers allemands à propos de leurs amours secrètes avec la défunte épouse de leur colonel, est exécuté sans autre forme de procès. Tout pourrait donc s’arrêter là... et pourtant, le plan du marquis se réalisera point par point, jusqu’à l’anéantissement complet des régiments stationnés à La Bisbal, dans un fracas d’apocalypse.

Force du Destin? Pouvoir de «suggestion» envoûtant les volontés par-delà la mort, comme le suggère le narrateur, voire possession? Ou «psychose de suicide» comme préfère l’évoquer l’Avant-propos en réaction aux «explications de nature mystique»? Leo Perutz, dans Le Marquis de Bolibar – son quatrième roman, publié en 1920, et assurément l’un des chefs-d’œuvre de cet auteur inclassable, quelque part entre Kafka (son collègue de bureau à Prague) et Meyrink –, joue admirablement du fantastique dans le plus pur sens (todorovien) du terme: tout au long d’une intrigue qu’on ne lâche pas d’une semelle, les personnages évoluent dans une atmosphère d’inquiétante étrangeté sans que rien ne puisse avérer de façon certaine, formelle, un glissement dans le monde du merveilleux. Quelles que soient la réalité et l’étendue des pouvoirs surnaturels prêtés au marquis, c’est en définitive, comme dans toute tragédie, les passions et les pulsions des personnages – ces quatre officiers unis par leur relation passée avec l’épouse de leur supérieur hiérarchique et leur désir de perpétuer cette relation auprès de sa nouvelle compagne – qui sont le moteur effectif d’une autodestruction inéluctable car écrite à l’avance par un sort supérieur. On y trouve également une interrogation sur l’identité que Perutz approfondira dans plusieurs de ses œuvres ultérieures.

Autour de ces quatre officiers gravitent d’autres figures marquantes, comme la Monjita, dont le père utilise les traits pour les Vierges et les saintes de ses tableaux pieux, et qui cherche par tous les moyens, pour des motifs assez troubles, à accentuer sa ressemblance avec l’épouse défunte de son amant, ou encore le capitaine Salignac, invulnérable mais toujours environné par la mort, qui semble un avatar du Juif errant, passé sous la bannière de l’Antéchrist en guise de riposte à ce Dieu qui «se console des ennuis de l’éternité par l’exercice raffiné de ses vengeances»... Vous ne devriez pas non plus oublier de sitôt des scènes comme la première apparition du marquis, se livrant à un cérémonial pour le moins intriguant au milieu de ses domestiques, la mort de Gunther, dont ses camarades tentent de couvrir les compromettants aveux que le délire lui arrache par la lecture à haute voix de courriers officiels, ou la peinture de la destruction du régiment. – Il convient à ce propos de signaler que si l’Espagne de Perutz rappelle parfois celle du Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki, sa description, avec ses soldats allemands et espagnols perdus au milieu d’un conflit franco-anglais, renvoie aussi fortement à cette guerre mondiale dont on ne disait pas encore qu’elle avait été que la première, mais dont il eût été étonnant, eût égard au pessimisme de sa vision du monde, qu’il n’ait pas pressenti qu’elle ne serait pas la dernière...

Une lecture à conseiller, en cette saison estivale, aussi bien aux amateurs de grande littérature que de romans de plage (ça vaut quand même cent fois mieux que Dan Brown et Marc Lévy réunis non?), et surtout à ceux qui ne connaissent pas encore l’univers singulier des romans de Leo Perutz.


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Leo Perutz, Le Marquis de Bolibar (Der Marques de Bolibar, 1920), traduction par Odon Niox Chateau: Albin Michel / Livre de Poche, «Biblio», 2003. Illustration: Francisco de Goya y Lucientes, Disparates, n°2: «Disparate de miedo» («Folie de peur»), c.1815-1823.