31.5.08

Deux expos sinon rien

Etant donné que mon emploi du temps est un peu saturé en ce moment, je n’ai pas eu le temps de consacrer une chronique bien détaillée à chacune des deux dernières expositions vues lors de mon dernier séjour parisien en date, alors que la date de clôture de celles-ci s’approche à grand pas. Je vais donc vous la faire courte, d’une part parce que ce serait quand même bête de ne pas saluer leur qualité, et d’autre part parce que si je peux inciter deux ou trois personnes qui auraient la possibilité d’y aller, et ne l’auraient pas encore fait, à profiter des derniers jours d’ouverture, ce billet ne sera pas totalement inutile.

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From Babylon back to Babylon,
ou: d’Hammourabi à Fritz Lang

Babylone jouit d’un statut curieux dans la culture occidentale (je ne m’aventurerai pas à présager des autres). C’est un nom qui résonne de façon puissante dans notre imaginaire, alors même que la plupart d’entre nous ne savons quasiment rien d’elle, la civilisation babylonienne ne jouissant pas auprès du grand public de la ‘‘popularité’’ de sa rivale égyptienne et ayant a priori bien moins influée sur la nôtre que celle du pourtant si petit royaume d’Israël...

Le grand mérite de l’exposition Babylone qui se tient au Louvre (pour quelques jours encore) est d’aborder les deux pans de la question: l’Histoire, et le mythe. Données inséparables puisque les fondateurs mêmes de la ville, au XXIVe siècle avant Jésus-Christ (tout de même!), ne crurent pas superflu de lui inventer un passé de lieu saint. S’il ne reste aujourd’hui de Babylone que des ruines – dont l’état n’a pas précisément été arrangé par l’installation sur place, de 2003 à 2005, lors de l’invasion de l’Irak, d’un camp de militaires américains et polonais, qui ont consciencieusement roulé avec des chars d’assaut sur les dallages de la Voie processionnelle, se sont entraînés au tir à la mitraillette sur les murs, ont creusé des tranchées et terrassé 300 000 m² de terrain pour y faire atterrir des hélicoptères (ceux-ci provoquant des vibrations qui ont fait s’écrouler le toit d’un temple), etc., etc., etc. –, la cité dans laquelle la cosmogonie mésopotamienne voyait le centre même de l’univers exerça pendant presque deux millénaires et demi un tel rayonnement sur tout l’Orient, que ses conquérants successifs, des Kassites à Alexandre de Macédoine en passant par Nabuchodonosor II et le Grand Cyrus, firent tous de la cité conquise la nouvelle capitale de leur Empire et adoptèrent son modèle culturel...

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Des œuvres célèbres – de la stèle du Code d’Hammourabi (le plus ancien code de lois connu, dix-huit siècles avant notre ère) aux lions et dragons de briques peintes des panneaux en relief de la voie processionnelle, en passant par l’Adorant de Larsa – ponctuent la première partie de l’exposition qui nous immerge totalement dans la Babylone archéologique. Stèles, statuettes, sceaux, textes (à commencer par la mythique Epopée de Gilgamesh, le texte littéraire le plus ancien de l’humanité): chaque pièce – et il y en a beaucoup! – a droit à son cartel explicatif, traduisant les inscriptions et/ou la replaçant dans son contexte historique. Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas vu une exposition aussi fournie pédagogiquement, et cela seul suffirait à la saluer pour son caractère remarquable. Mais la visite ne s’arrête pas là...

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De l’Apocalypse selon Saint Jean aux films Intolerance de D.W. Griffith et Metropolis de Fritz Lang, c’est bien l’autre moitié de l’exposition, à part égale avec ce qui précède, qui est consacrée à la source d’inspiration que fut Babylone, après sa chute aux alentours du début de notre ère, pour l’imaginaire collectif des deux millénaires suivants. Le dragon chevauché par Marduk, le dieu ordonnateur du monde, devient la monture de la Grande Prostituée apocalyptique, Etemenenki, la grande ziggourat de la ville, haute de 90 mètres, se transforme en Tour de Babel, plus tard peinte par Brueghel et bien d’autres, les protestants des XVIe et XVIIe siècles, tout comme d’ailleurs les orthodoxes russes, utilisent l’image de Babylone décadente pour stigmatiser la Rome catholique, Sémiramis inspire Voltaire et Rossini, Nabuchodonosor, William Blake et Verdi, Sardanapale, Delacroix. Et l’on se rend compte qu’une civilisation ensevelie sous le sable depuis 2000 ans, et dont on ignorait à peu près tout jusqu’à sa remise à jour par des fouilles archéologiques vieilles d’à peine un siècle, a irrigué souterrainement une part importante de la culture qui est aujourd’hui la nôtre...

Une exposition qu’on qualifierait volontiers, n’était le contresens historique, de pharaonique dans ses proportions, et d’une richesse assez effarante, à laquelle je recommande donc chaudement à ceux qui le pourrait et ne l’aurait déjà fait de consacrer une demi-journée ce week-end (comptez quatre heures au bas mot, mais de toute façon, avec la météo qu’on se tape, vous ne comptiez pas aller muser dans un parc, si?).

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Les fantômes de Goya

Une autre exposition remarquable se tient (là aussi pour quelques jours encore) au Petit Palais. Goya graveur présente, comme son nom l’indique, et avec là encore un souci de quasi-exhaustivité sur la question, l’œuvre gravé de Francisco Goya – la partie de sa production où il fait preuve de la plus grande originalité, celle également qui le fera connaître hors de l’Espagne au début du XIXe siècle, par sa nature même, propice à la diffusion.

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Après une première salle consacrée aux influences de Goya en matière de gravure – influences du passé, comme Rembrandt, ou de contemporains qu’il fréquente comme les Tiepolo – et à ses premiers essais, une grande salle est dévolue à des pièces issues de chacun des grands cycles.

Viennent d’abord les fascinants Caprices (Los Caprichos, 1799), où alternent satires assez claires des mœurs espagnoles, celles des grands comme celles du peuple, et gravures plus énigmatiques, fantastiques ou grotesques, qui nous promènent à travers un monde livré à toutes les formes d’appétits humains – avidité, coquetterie, désir sexuel, soif de pouvoir ou d’argent... – et aux «monstres» qu’engendrent «le sommeil de la raison», et qui marqueront bien plus tard les surréalistes.

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Puis ce sont Les Désastres de la guerre (Los Desastres de la guerra), salle glaçante sans que le courant d’air qui la parcourent y soient pour grand-chose. «J’ai vu cela» écrit Goya qui, de 1810 à 1815, grave dans l’urgence – détruisant même pour cela certaines de ses autres œuvres pour en réutiliser les plaques – le témoignage des horreurs consécutives à l’invasion de l’Espagne par les troupes napoléoniennes, avec son cortège de massacres, d’exécutions sommaires, de famines et de viols collectifs. Stigmatisant aussi bien les exactions des Espagnols que des Français, loin de l’image héroïque de la guerre, ces gravures qui vaudront bien plus tard à Goya d’être considéré comme l’un des premiers reporters de guerre de l’Histoire ne passèrent que plusieurs décennies après la mort de leur auteur le cap de la censure.

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En 1816, Goya se lance dans un projet devant lui apporter un succès commercial, fondé sur un goût commun à la majorité des Espagnols, et que d’ailleurs lui-même partage: ce seront les planches de La Tauromachie (La Tauromaquia). Mais le succès ne sera pas au rendez-vous de cette série dans laquelle l’arène devient lieu symbolique de l’affrontement entre la vie et la mort.

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Enfin, Les Disparates (Los Disparates, 1815-1823) renouent avec l’inspiration des Caprices, entre fantastique et grotesque. Là encore, les planches ne seront publiées que dans les années 1860. Prétextant un voyage de santé, Goya, devenu veuf, rendu sourd par la maladie, inquiété par l’Inquisition suite à sa peinture La Maja nue et guère en odeur de sainteté politique après le retour d’exil de Ferdinand VII, s’exile à Bordeaux – point de ralliement des libéraux espagnols ayant fui la politique réactionnaire du nouveau monarque –, où il mourra quatre ans plus tard, non sans s’être essayé à une nouvelle technique, la lithographie, pour la courte série dite des ‘‘Taureaux de Bordeaux’’.

En parallèle à cette présentation, de petites salles présentent les différentes techniques de gravure employées par Goya et offrent à l’occasion de consulter les différentes étapes préparatoires, tout au long de la conception, de quelques-unes de ces œuvres. Enfin, comme dans le cas de l’exposition Babylone, plusieurs salles sont consacrées à la réception des gravures de Goya en France au XIXe siècle, par les romantiques puis les symbolistes notamment, de Delacroix à Odilon Redon et plusieurs artistes moins connus. Si les Caprices, qui sont d’abord les seules œuvres diffusées, enflamment tout particulièrement les imaginations – fut-ce au prix de quelques contresens –, la découverte plus tardive des Désastres de la guerre inspirera notamment Degas lorsqu’il rendra compte à son tour des évènements de la Commune de Paris. Tout ceci fait de Goya graveur une deuxième exposition remarquable où courir d’urgence (là encore: pour ceux qui peuvent, et ne l’ont pas déjà fait), pour découvrir et redécouvrir tout le talent d’un génie visionnaire.

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De haut en bas: EXPOSITION «BABYLONE»: Lion passant à gauche, panneau de briques en relief (Babylone, voie processionnelle), règne de Nabuchodonosor II, début du VIe s. avant J.C.; Lois de Lipit-Eshtar, roi d’Isin, époque paléo-babylonienne, première dynastie d’Isin, c.1930 avant J.C.; détail du De rerum naturis de Rabanus Maurus, Italie, Abbaye du Mont Cassin, entre 1022 et 1035: la plus ancienne représentation connue de la Tour de Babel; photo de tournage de Metropolis de Fritz Lang, 1927 [pièce non exposée]; EXPOSITION «GOYA GRAVEUR»: Los Caprichos, 55, «Hasta la muerte» («Jusqu’à la mort»), 1799; Los Desastres de la guerra, 3, «Lo mismo» («La même chose» - que dans la gravure précédente, qui présentait la violence du camp adverse), c.1810, et 33, «¿Qué hay que hacer más?» («Que peut-on faire de plus?»), c.1812; La Tauromaquia, 20, «Ligereza y atrevimiento de Juanito Apiñani en la plaza de Madrid» (« Légèreté et audace de Juanito Apiñani dans la place de Madrid»), 1815; Los Disparates, 13, «Modo de volar («Manière de voler»), c.1820.