4.5.08

Saint-Aubin, le croquis-reporter

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[Le Boulevard, c.1760]

Cent fois j’ai été tenté de dire aux jeunes élèves que je trouvais sur le chemin du Louvre avec leurs portefeuilles sous le bras: Mes amis, combien y a-t-il que vous dessinez là? Deux ans? Eh bien c’est plus qu’il ne faut. Laissez-moi cette boutique de manières. Allez-vous-en aux Chartreux, et vous y verrez la véritable attitude de la piété et de la componction. C’est aujourd’hui veille de grande fête; allez à la paroisse, rôdez autour des confessionnaux et vous y verrez la véritable attitude du recueillement et du repentir. Demain allez à la guinguette; et vous verrez l’action vraie de l’homme en colère. Cherchez les scènes publiques; soyez observateurs dans les rues, dans les jardins, dans les marchés, dans les maisons, et vous y prendrez les idées justes du vrai mouvement dans les actions de la vie.

Denis Diderot, Essais sur la peinture pour faire suite au Salon de 1765, «Mes pensées bizarres sur le dessin» (...avec toutes mes excuses auprès d’éventuels agrégatifs passant par là!).

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[Fête parisienne, c.1760]

Histoire de rester encore un peu dans le XVIIIe siècle, je vous invite, si vous passez du côté du Louvre, à aller faire un tour à l’exposition Gabriel de Saint-Aubin, 1724-1780 qui se tient jusqu’au 26 mai au département des Arts Graphiques, dans la chapelle (aile Sully).

Elève de Boucher, Gabriel de Saint-Aubin ne parvint jamais à se faire reconnaître comme peintre ‘‘officiel’’. Les portes de l’Académie restèrent obstinément closes pour lui. Il faut dire que ses tableaux d’inspiration antique et ses allégories ne touchent pas au génie, loin s’en faut, et la postérité ne leur accorda pas plus d’attention que ne l’avaient fait ses contemporains. Un autre aspect de sa production a pourtant eu droit à un autre traitement à partir du XIXe siècle: son ‘‘œuvre’’ – que vraisemblablement il ne considérait pourtant pas comme telle – de dessinateur.

Saint-Aubin, dit de lui Le Brun, «a tellement la passion de son art qu’il dessine l’Histoire en tout temps et en tout lieu» (Almanach historique et critique, 1777). Greuze, un peu plus gaulois dans sa formulation, parle à son propos d’un «priapisme de dessin». Bref, Gabriel ne peut s’empêcher de dessiner, partout, tout le temps, ce qu’il voit. Quand il n’a pas son carnet avec lui, c’est qu’il fait ses croquis dans les marges des huit volumes de son édition de la Description de Paris de Jean-Aymar Piganiol de La Force (1742), ou des catalogues des Salons où les peintres de l’Académie ont, eux, l’autorisation d’exposer leurs œuvres...

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[L’Incendie de l’Hôtel-Dieu, 1772]

L’exposition du Louvre peut apparaître à bien des égards comme l’exact inverse de l’exposition Marie-Antoinette au Grand Palais
, dans la forme comme dans le fond. Peu de publicité faite autour – le site Internet du Louvre ne daigne même plus l’afficher sur sa page des expositions en cours! –, assez peu d’œuvres exposées (moins de quatre-vingt) mais présentées de façon claire et intéressante. Avec cela, l’exposition Saint-Aubin offre un regard tout autre sur une période à peu près identique, si l’on excepte les années révolutionnaires que le dessinateur ne connaîtra pas: c’est dans les dernières années du règne de Louis XV et dans les premières de celui de Louis XVI que Saint-Aubin exerce ses talents, mais alors qu’avec Marie-Antoinette nous restons cantonnés dans les appartements dorés de la cour, Saint-Aubin ne passa jamais les portes de Versailles et les évènements ‘‘historiques’’ les plus marquants que l’on trouvera sous son crayon sont l’incendie de l’Hôtel-Dieu en 1772, la pose de la première pierre de l’amphithéâtre de la nouvelle Ecole de chirurgie par Louis XVI en 1774, et, surtout, le ‘‘couronnement’’ de Voltaire (son idole) au Théâtre Français le 30 mars 1778.

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[La Parade du boulevard, 1760]

Ce qui intéresse Gabriel de Saint-Aubin? Les boulevards où se presse la foule, les fêtes, les cafés, les ventes publiques. Les monuments de Paris, les travaux et les chantiers. On le trouve devant les théâtres de foire comme aux répétitions et représentations d’Opéra, chez les marchandes de mode et dans les ateliers des couseuses. Aux Tuileries, il croque les parisiennes assises sur les chaises proposées à la location (une nouveauté et un grand succès du temps). À la messe, il dessine le prédicateur, détournant l’attention des fidèles, obligeant le prêtre à interrompre son sermon pour lancer: «Quand les yeux seront satisfaits, j’espère qu’on me prêtera l’oreille!». Il se montre attentif aux plus petits détails, comme par exemple les changements de la mode, à quelques années de distance, dans les manches des vêtements masculins.

Apprécié d’un petit cercle d’amateurs au XVIIIe siècle, Gabriel de Saint-Aubin est surtout considéré comme un marginal par ses contemporains – ce que la vie de bohème qu’il mène n’arrange pas, attirant sur lui quolibets et surnoms peu flatteurs. S’il lui faut attendre le siècle suivant pour être ‘‘découvert’’ (par les Goncourt notamment), c’est peut-être qu’il est, déjà, le peintre de la vie moderne dont parle Baudelaire. Croqués sur le vif, le plus souvent sans souci d’achèvement, les dessins de Saint-Aubin rendent compte du quotidien de la vie parisienne pendant un quart de siècle. Etranger aux pratiques académiques, il dessine des personnages qui ne semblent jamais ‘‘poser’’ mais bien être pris dans l’attitude de la vie même – ce à quoi il faut ajouter qu’il n’a pas son pareil pour individualiser chaque personnage dans une foule (ainsi, dans le public d’une représentation d’opéra: le mélomane indisposé par les causeurs, le prélat coulant un regard mélancolique, depuis les hauteurs du paradis, en direction du décolleté de la cantatrice, etc.). Le résultat est saisissant. En fait, s’il eût vécu deux siècles plus tard, on imagine bien Gabriel de Saint-Aubin se promener parmi la foule l’objectif de son Leica ou de son Nikon à l’affut, tel un Cartier-Bresson, un Doisneau, un Ronis, «mett[ant]» partout, selon le mot de son frère Charles-Germain, «les passants à contribution». ‘‘Croquis-reporter’’ d’un temps où la photo n’existait pas, il donne l’impression de nous offrir de véritables ‘‘instantanés’’ qui nous transportent soudain, nous visiteurs du XXIe siècle, sur le pavé parisien du XVIIIe.

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[Le Couronnement de Voltaire au Théâtre Français, 1778]