30.12.08

Une lecture au grand galop

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Il se trouvait dans une chambre avec des meubles de bois sculpté, avec une tapisserie à personnages et un plafond peint. Ces personnages, tenant des fleurs, portant des piques, semblaient, des murailles contre lesquelles ils s’agitaient, monter au plafond par des chemins mystérieux. Entre les deux fenêtres, un portrait de femme était placé, éclatant de lumière, seulement il semblait à Bussy que le cadre de ce portrait n’était autre chose que le chambranle d’une porte. Bussy, immobile, fixé sur son lit comme par un pouvoir supérieur, privé de tous ses mouvements, ayant perdu toutes ses facultés, exceptée celle de voir, regardait tous ces personnages d’un œil terne, admirant les fades sourires de ceux qui portaient des fleurs et les grotesques colères de ceux qui portaient des épées. Avait-il déjà vu ces personnages ou les voyait-il pour la première fois? C’est ce qu’il ne pouvait préciser, tant sa tête était alourdie.
Tout à coup la femme du portrait se détacha du cadre, et une adorable créature, vêtue d’une longue robe de laine blanche, comme celle que portent les anges, avec des cheveux tombant sur ses épaules, avec des yeux noirs comme du jais, avec de longs cils veloutés, avec une peau sous laquelle il lui semblait voir circuler le sang qui la teintait de rose, s’avança vers lui. Cette femme était si prodigieusement belle, ses bras étendus étaient si attrayants, que Bussy fit un violent effort pour aller se jeter à ses pieds. Mais il semblait retenu à son lit par des liens pareils à ceux qui retiennent le cadavre au tombeau, tandis que, dédaigneuse de la terre, l’âme immatérielle monte au ciel.



Ce billet sera court, surtout au regard de l’ampleur du roman qu’il entend évoquer, mais entre la recherche du futur appartement-lyonnais-à-deux, le cortège des fêtes de fin d’années et les préparatifs du déménagement/emménagement dans le susdit appartement, sans même parler du travail sur l’agrégation encore et toujours et de quelques temps de loisir à côté, il fallait choisir entre revoir à la baisse mes prétentions scripturaires ou y renoncer et abandonner, comme tant d’autres, ce texte dans un état larvaire et dans un coin de mon disque dur. Sans plus attendre, entrons donc dans le vif du sujet – et vif est le mot quand Dumas est aux manettes.

Paris, 1578. Six ans après les massacres de la Saint-Barthélemy, les oppositions entre catholiques et protestants semblent moins occuper les esprits de la noblesse que la rivalité larvée entre le roi, Henri III, et son frère, François d’Anjou. À la sortie d’un bal où, fidèle à son habitude, il n’a guère lésiné sur les provocations, Bussy, partisan du second, est attaqué dans une ruelle sombre par cinq favoris du premier. Grièvement blessé, il ne doit son salut qu’à l’intervention d’une dame inconnue qui le recueille semi-inconscient, le fait soigner par un médecin amené sur place les yeux bandés, puis le fait déposer en pleine rue, où il se réveille au matin. Cherchant à retrouver cette femme et à éclaircir les énigmes qui l’entourent, Bussy découvre que celle-ci est convoitée par le duc d’Anjou, et liée par des ressorts mystérieux à un autre aristocrate, le sinistre grand veneur Bryan de Monsoreau – lequel se trouve, par ailleurs, impliqué au plus haut niveau dans une conspiration menée par le clan des Guise pour prendre la tête du royaume et mener une politique religieusement intégriste.

Est-ce en prévision de la diffusion annoncée sur France 2 de la désormais-à-nouveau traditionnelle adaptation annuelle en téléfilm d’un classique de la littérature, qui se trouve cette année être La Dame de Monsoreau d’Alexandre Dumas, que Gallimard vient de ressortir en poche (grosse poche...) ce roman achevé en 1846, dans une édition procurée par Janine Garrisson? Quoi qu’il en soit, coïncidence ou pas, c’est une occasion dont il convient de profiter pour redécouvrir ce roman de notre titan du roman historique du XIXe siècle, texte plus connu que d’autres (Le Trou de l’Enfer: Dieu dispose que Claude Schopp vient d’éditer chez Phébus m’a tout l’air de valoir qu’on se penche aussi sur son cas), mais moins que certains, au sein de la pléthorique production dumasienne.

La Dame de Monsoreau se présente comme la continuation de La Reine Margot, publié l’année précédente, au sein d’un triptyque consacré à la cour des Valois qui sera conclu un peu plus tard par Les Quarante-cinq. Sur la plan narratif cependant, nul besoin, pour aborder le deuxième, d’avoir lu le premier – ce que je vous conseille néanmoins de faire, mais uniquement parce que La Reine Margot est l’un des chefs-d’œuvre de son auteur et de notre littérature. Les deux intrigues sont parfaitement indépendantes; seuls une poignée d’éléments épars et très allusifs (que Mme Garrisson ne prend d’ailleurs pas même la peine d’expliciter en notes) relatifs au sort de La Môle et Coconas et à l’empoisonnement, imputé par Dumas, de Charles IX, rappellent le contenu du premier roman dans le second. En revanche, je serais assez tenté de voir dans celui-ci une sorte de double lumineux de celui-là. La formule n’est peut-être pas très heureuse – ne serait-ce que parce que La Dame de Monsoreau s’achève bel et bien dans un épouvantable déluge de coups d’épée et de trahisons! –, mais la tonalité générale me semble tout de même en être, dans l’ensemble, nettement plus ‘‘heureuse’’ (justement), en comparaison du vaste psychodrame de ténèbres et de sang dont La Reine Margot m’a laissé le souvenir. De l’un à l’autre, on retrouve des motifs (à commencer par celui du combattant blessé recueilli dans l’appartement d’une dame), mais retravaillés dans un sens plus positif, plus léger, voire carrément comique: la «soirée de la Ligue» qui ouvre la quatrième partie du roman semble ainsi une parodie grotesque de la Saint-Barthélemy, de laquelle l’un des favoris du roi ressort teint en bleu des pieds à la tête!

Quelques repentirs tardifs en ouverture de chapitres («Bussy avait eu le temps, avant de tomber, de passer son mouchoir sous sa chemise, et de boucler le ceinturon de son épée par-dessus, ce qui avait fait une espèce de bandage [...]»; «Chicot, en passant le froc du moine, avait pris une précaution importante, c’était de doubler l’épaisseur de ses épaules par l’habile disposition de son manteau et des autres vêtements que la robe rendait inutile [...]»), des dialogues un peu trop visiblement tirés à la ligne, des répétitions inutiles, attestent ça et là que Dumas n’était pas totalement à l’aise avec l’ahurissant rythme de production imposé par le patron du Constitutionnel, le périodique qui publia la Dame, puisque c’est quotidiennement (tous les soirs à 19h) que Dumas était sommé d’envoyer ses pages à l’imprimerie! Dans de telles conditions, on passera volontiers sur ces menus détails pour apprécier d’autant plus l’art consommé avec lequel notre auteur entremêle tous les fils d’un récit complexe, où tout développement narratif, aussi gratuit puisse-t-il apparaître de prime abord, se trouve toujours exploité dans la cohérence de l’ensemble, le tout en emmenant le lecteur au grand galop à travers son épais volume et sa forêt de chapitres.

Le roman entremêle deux plans: celui que Dumas présente à un moment comme sa «partie épique», historique, dont l’action, comme celle de La Reine Margot, se déploie au sein ou à proximité immédiate des plus hauts cercles de pouvoir, auprès de François d’Anjou, d’Henri III et de ses ‘‘mignons’’, mais plan dominé en fait par la figure du bouffon gentilhomme Chicot, ami fidèle (et critique) du roi, plus clairvoyant que lui, et traversant les complots pour l’en délivrer sans négliger pour autant le soin de certaines affaires personnelles; et ce que l’on pourrait appeler les ‘‘scènes de la vie privée’’ centrée sur les amours contrariées de Diane de Méridor et de Bussy. Celui-ci apparaît comme un concentré idéal de toutes les qualités du héros selon le cœur de Dumas: courageux jusqu’à la limite de la témérité, bon vivant, léger dans ses actions mais fidèle en sa passion, flamboyant en toute occasion, fier et incarnant les valeurs et vertus de l’aristocratie sans pour autant regarder aux positions sociales lorsqu’il s’agit de reconnaître la valeur d’un homme et de lui accorder son amitié (comme l’attestent ses relations quasi-fraternelles avec l’humble médecin Remy-le-Haudouin, et a contrario le mépris de plus en plus profond dans lequel il tient le duc d’Anjou). Autour d’eux gravitent maint autres personnages, fournissant en un volume tout une petite comédie humaine sur fond de décor Renaissance: il faudrait encore parler du frère Gorenflot, moine rabelaisien que les évènements transforment bien malgré lui et presque à son insu en meneur de la Ligue; de la galerie des mignons, Quélus, Schomberg, d’Epernon, d’O, Maugiron, décrits d’abord avec rosserie puis gagnant petit à petit en panache (pour certains d’entre eux du moins); ou encore de François et Jeanne de Saint-Luc, lumineux «époux amants» qui parviennent à vivre leur amour en liberté, loin des obligations et compromissions de la cour, comme un contrepoint idéal et une respiration...

On trouve de tout ou presque dans La Dame de Monsoreau: des chevauchées à travers la France et des intrigues de corridor, de l’amour absolu passant outre les conventions («Aimer Bussy, c’était sa logique; – n’être qu’à Bussy, c’était sa morale; – frissonner de tout son corps au simple contact de sa main effleurée, c’était sa métaphysique.») et des affrontements épiques et sanglants, du latin de cuisine («Ne nos inducas in tentationem, et libera nos ab advocatis»!) et de gourmandes évocations culinaires, sous l’enseigne de la Corne-d’Abondance, qu’on n’imaginerait nulle part ailleurs mieux servies que sous la plume de Dumas, des descriptions de la vie courtisane d’une réjouissante vacherie («la cour de voyage du roi Henri [...] se composait [...] de son médecin Marc Miron, de son chapelain, [...] de son fou Chicot, notre vieille connaissance, des cinq ou six mignons en faveur, [...], d’une paire de grands chiens lévriers qui, au milieu de tout ce monde, assis, couché, debout, agenouillé, accoudait, glissaient leurs longues têtes de serpents[...]») ou même une leçon de politique déguisée en considérations sur le jeu d’échecs, que j’aurais aussi bien pu reproduire en ouverture de ce billet, mais que je vous laisse le soin et le plaisir de découvrir par vous-mêmes... Ajoutons encore qu’en bon romancier romantique, Dumas mêle quasi-constamment le sublime et le grotesque, et ne dédaigne pas l’héritage du roman ‘‘gothique’’ (voir par exemple l’assez saisissante séquence des ligueurs conjurés se réunissant de nuit sous des déguisements de moines dans l’église Saint-Etienne-du-Mont).

Ecrit à un rythme invraisemblable, comme signalé plus haut, La Dame de Monsoreau en porte l’empreinte moins par ses quelques imperfections que par le rythme dévorant auquel le lecteur se retrouve emporté. Sans tout à fait rivaliser avec des chefs-d’œuvre comme Le Comte de Monte-Cristo ou La Reine Margot, pour prendre des exemples dans la production de Dumas à la même période, nous avons là un texte des plus plaisants qui se dévore d’une traite sans pour autant se laisser aussitôt oublier. Hautement recommandable pour terminer les vacances de Noël, ou entamer d’un bon pied le début d’année 2009!


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Alexandre Dumas, La Dame de Monsoreau (1846), édition de Janine Garrisson: Gallimard, «Folio classique», 2008. Illustration: Toussaint Dubreuil, Hyante et Climène à leur toilette (détail), fin XVIe siècle.

17.12.08

La maison hantée au croisement des mondes

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La maison n’était qu’un nœud de ténèbres
Reviens veux-tu bien nos pas recroiser
A-t-elle toujours ses volets funèbres
L’escalier de pierre aux marches brisées

Dis tu t’en souviens de l’enclos des murs
Où les lys avaient follement fleuri
La ronce y poussait dont saignaient les mûres
Nous rêvions alors y chercher abri

J’y revois toujours ta robe légère
Repassons le seuil en vain condamné
Retrouver ici l’odeur passagère
Qui remonte à nous du fond des années

Je trace ton nom sur le figuier mâle
Qui a ce parfum des corps entr’aimés
Ton nom va grandir dans l’écorce pâle
Avec l’arbre et l’ombre au jardin fermé

Peu à peu perdant la forme des lettres
Qu’il s’écarte donc comme font les plaies
Illisible alors au passant peut-être
Ce cri de soleil dont je t’appelais

Les mots que l’on dit sur les lèvres meurent
Le sens qu’ils portaient s’éteint lentement
Il faut apprécier que rien n’en demeure
Les baisers sont seuls partis les amants

Je ne t’ai donné qu’un chant périssable
Comme était ce cœur pourtant qui battit
Ah mon triste amour mon château de sable
Les baisers sont seuls les amants partis



Louis Aragon, Le Fou d’Elsa, «Chari’ (Le figuier)», 1963. Photogramme: Psychose (Psycho) d’Alfred Hitchcock, 1960.

13.12.08

Redémarrage(s) en côte

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Bon. Après avoir parlé de la place de Sade dans un magazine sur la littérature, d’exposition d’art japonais ancien et de série documentaire sur la christianisation de l’empire romain, il est grand temps de faire quelque chose pour remonter les statistiques de ce blog (vœu tout théorique, n’ayant toujours pas retrouvé l’accès d’icelles), voire peut-être même faire revenir des commentateurs. Sans plus de transition, passons donc au dernier Bond, et je parle bien de James, pas d’Edward! À l’annonce de sa nomination pour réaliser le vingt-deuxième opus ‘‘officiel’’ de la franchise, le réalisateur Marc Forster a fait part de son étonnement, soulignant notamment qu’il n’avait jamais été fan de James Bond. Eh bien, ça se voit.

Non que tout soit à jeter dans Quantum of Solace, sorti en (ô combien) grande pompe sur les écrans il y a quelques semaines. Tout n’est pas à louer non plus, loin s’en faut. Disons que le film possède son lot de faiblesses (dont certaines particulièrement irritantes il est vrai) et de forces. Mais le fait de succéder immédiatement à l’excellent redémarrage à zéro de la saga qu’avait proposé Martin Campbell en 2006 avec Casino Royale, remettant pour la seconde fois la pendule Bond à l’heure du monde actuel après GoldenEye (1995), n’est pas sans conséquences.

Point sans doute nodal de l’affaire, je n’arrive pas à me décider quant à savoir si le choix d’avoir placé ce film dans la continuité directe, temporellement parlant en tout cas, de Casino Royale est la meilleure ou la plus mauvaise idée du film. Quantum of Solace démarre en effet – sur les chapeaux de roue (j’y reviendrai) – quelques minutes après la fin pour le moins marquante du précédent opus. Scandale pour pas mal d’aficionados et surtout folie pour les majors, cette fin (ou non-fin) qui laissait délibérément dans l’ombre tout un pan des ressorts de l’intrigue – j’avoue n’avoir même compris tout de suite (mais avec quel plaisir alors!) d’où ‘‘sortait’’ ce personnage que Bond venait ‘‘rencontrer’’ à la fin – semblait souligner que l’intérêt du film résidait moins dans le déroulement d’une intrigue d’espionnage, comme nécessairement incompréhensible dans un monde de faux-semblants, mais bien dans la genèse du personnage de Bond lui-même et son avènement en tant que super-agent à l’efficacité inversement proportionnelle à sa capacité d’accéder aux sentiments réels. Si l’on n’en sait en fait guère plus à la fin de Quantum of Solace, on aura cette fois du moins compris que ce n’est que partie remise et qu’il ne s’agit guère que d’étendre sur plusieurs épisodes (peut-être les quatre pour lesquels a signé l’acteur Daniel Craig?) la pleine exposition et résolution de ce ‘‘hors champ’’.

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Comme le Chiffre se révélait finalement l’être dans Casino Royale, Dominic Greene (Matthieu Amalric, un peu cabotin mais comme il convient à cet univers), le méchant du présent film, n’est donc qu’un pion dans le jeu d’une organisation criminelle aussi vaste et puissante qu’elle est invisible, Quantum, dont l’existence et une partie des capacités nous sont cette fois solennellement révélés dès les premières minutes du métrage. En somme, il s’agit là d’une version ‘‘améliorée’’ (et appréciable, après tout, à ce titre) du bon vieux SPECTRE des premiers films: à la suite de Casino Royale, Quantum of Solace prend simplement acte d’une perception du monde désormais plus complexe où la conscience des multiples ramifications souterraines, économiques ou politiques, qu’implique tout acte de grande ampleur ne se résout pas immédiatement ni tout à fait sans difficulté dans une binarité manichéenne ‘‘Bien vs. Mal’’ (n’en déplaise au président sortant des Zétazunis). En somme, si Pierce Brosnan était le premier 007 post-chute du bloc soviétique, Daniel Craig est le premier post-11 septembre. Ce postulat posé, on peut sans trop de remord s’abandonner à une intrigue qui nous balade, au prix de quelques invraisemblances qu’on est après tout bien prêt à lui passer (bon, c’est un James Bond, quoi!), de financement de coup d’Etat en programmation de catastrophe écologique et de spéculations financières en corruption politicarde, sur les pas d’un Daniel Craig jouant l’animal-blessé-et-d’autant-plus-dangereux avec un certain charisme – celui-ci nous semblât-il un peu diminué tout de même par rapport à sa précédente incarnation du personnage...

D’où vient-il alors, ce sentiment de légère amertume qui nous saisit malgré tout, nous empêchant de goûter Quantum of Solace pour le pur produit de divertissement à gros budget et grands effets qu’il est, et de passer à autre chose?

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Premièrement, à la différence d’un Martin Campbell, solide artisan de l’univers de l’entertainment, suffisamment sûr de ses effets pour se permettre certaines transgressions du code, Marc Forster, lui, ne sait visiblement pas trop ce qu’il fait là et, du coup (si je puis dire), se cogne à presque tous les panneaux qui se présentent à gauche comme à droite. Là où Casino Royale parvenait à maintenir la tension pendant une part non négligeable de sa durée rien qu’en nous clouant autour d’une table de tournoi de poker, Quantum of Solace s’ouvre sur une succession de scènes d’action qui se voudraient trépidantes mais ne sont qu’épuisantes, renouant de façon paroxystique avec la mode, qu’on espérait passée depuis quelques années pourtant, du montage frénétique à la combien-je-peux-te-fourguer-de-plans-dans-une-seconde. Le résultat est non seulement illisible à l’écran quant au déroulement de l’action (je n’ai absolument rien compris de ce qui se passe dans cette verrerie siennoise), mais physiquement lassant (et dangereux pour les épileptiques), ce qui ne met pas dans les meilleurs dispositions pour la suite, quand bien même celle-ci relève-t-elle le niveau. A contrario, lorsque Bond et sa ‘‘partenaire’’ Camille (Olga Kurylenko) errent dans un désert sud-américain et assistent à des scènes de misère montrant la détresse de villageois face à une eau venant à manquer, Forster se la joue soudain réalisateur ‘‘oscarisable’’ qui ne mange pas de ce pain-là, et donne l’impression de se racheter une conscience à coups de pathos hors de propos.

Mais surtout, la saga James Bond repose en grande partie sur un principe – et un plaisir – de la variation, et c’est sur celui-ci que Marc Forster fait presque totalement l’impasse. Tout film estampillé 007 se doit de fournir un certain nombre de scènes (la visite du labo), d’accessoires (le smoking, l’Aston Martin, les gadgets), de répliques («Bond, James Bond», «Au shaker, pas à la cuiller», etc.), de ficelles scénaristiques (les James Bond girls, celle qui couche mais trahit et la gentille qui ne cède qu’à la fin), quasiment immuables et avec lesquels il s’agit de jouer. Ce qu’encore une fois, Martin Campbell était parfaitement parvenu à faire dans sa présentation de la ‘‘naissance’’ du personnage – où l’art de transformer une brute épaisse en chemise hawaïenne en so british gentleman costard-cravaté, roulant en Aston Martin, buvant sa vodka-martini au-shaker-pas-à-la-cuiller (etc.) ... et prêt à tuer de sang-froid sans manifester la moindre émotion. En somme, Campbell appliquait parfaitement les codes les uns après les autres, donnant au spectateur le plaisir du clin d’œil, tout en réalisant sans doute le film le plus original de toute la saga Bond. Or, smoking mis à part, pas un seul de ces éléments liés au personnage ne subsiste dans Quantum of Solace, ce qui est tout de même un comble. À ce niveau-là, ce n’est plus jouer avec les règles du jeu, c’est faire exploser le casino (et puisqu’on parle des règles du jeu, j’adore Judi Dench, mais bon sang que fait M sur tous les théâtres d’opération maintenant??!).

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Le seul clin d’œil que s’autorise le réalisateur est de positionner un corps exactement comme celui de Jill Masterson dans l’une des plus célèbres séquences de Goldfinger (1964), le pétrole remplaçant ici l’or. Les indéniables bonnes idées que Forster réussit, pour le coup, à intégrer dans sa mise en scène passés les errements des premières minutes – comme par exemple la séquence à l’Opéra, avec la mise en abyme de l’artificialité et des jeux de représentation qu’elle suppose, ou la scène d’action rythmée par l’autodestruction progressive de l’hôtel dans le désert –, ne parviennent ainsi pas tout à fait à évacuer un sentiment de léger désappointement dont la cause pourrait bien être formulée ainsi: James Bond, dans ce film, donne l’impression de n’être plus James Bond (ou si peu), mais plutôt, dans un curieux effet de renversement, une sorte de Jason Bourne bis. Par contrecoup, le personnage de Mathis (Giancarlo Giannini), ‘‘récupéré’’ du précédent film, se voit ici doté d’une épaisseur qu’il n’avait objectivement pas dans celui-là, au point d’apparaître comme le plus sympathique du film: quelque chose comme le témoin désabusé d’une époque révolue. Bond, lui, semble empêtré dans le poids d’un passé cinématographique qu’il ne parvient pas (plus?) à retourner en atout: si Casino Royale était parvenu avec succès à inscrire le personnage dans la modernité des nouvelles normes du genre, le film de Marc Forster, en voulant aller plus loin, constitue paradoxalement une régression – quasiment comparable, à sa manière, à celle qu’avait constitué le pathétique Demain ne meurt jamais (Tomorrow never dies) après GoldenEye – et donne un sale coup de vieux au personnage. En cherchant à gommer les marques de sa singularité, Quantum of Solace aboutit au contraire à manifester en creux un certain ‘‘anachronisme’’ foncier du personnage à l’ère des Bourne et des Jack Bauer, pas loin de le renvoyer, sa renaissance à peine effectuée, au statut de ‘‘fossile’’ que M ne cessait d’accuser Bond d’être dans la série des films interprétés par Pierce Brosnan.

La frustration est d’autant plus grande qu’une autre comparaison ne peut pas ne pas venir à l’esprit, avec une autre saga qui avait éprouvé au même moment le besoin de s’offrir un nouveau départ à zéro: celle de Batman, sous l’égide de Christopher Nolan, resté quant à lui aux commandes (et qui semble d’ailleurs parti pour nous tourner une trilogie). Casino Royale et Batman begins avaient nombre de traits communs, à commencer par leur parti pris de raconter la ‘‘naissance’’ de leur héros et la constitution des éléments emblématiques de leur ‘‘identité’’. Renouant avec la veine sombre de la saga après les délires nazebroques de Joël Schumacher, et original dans son approche ‘‘réaliste’’ – on dirait volontiers évhémériste – de la mythologie comics, Batman begins était un film fort prometteur, mais qui laissait encore une impression d’inabouti, et pas aussi réussi ‘‘en soi’’ que son équivalent james-bondien. Mais le Dark Knight sorti cet été a indéniablement fait reprendre l’avantage au justicier masqué de Gotham City.

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Or, il est évident que la démarche de Nolan quant au traitement de l’aspect ‘‘traditionnel’’ de son héros est à l’opposé de celle de Forster. Là où ce dernier tend à gommer la singularité du personnage et se trouve en retour comme ‘‘encombré’’ de ce qui résiste malgré tout à ce traitement, l’approche réaliste de Nolan conduit a contrario à une concentration sur les traits saillants de cet univers, épurant autour de ses lignes de force et situant dès lors le récit directement à son niveau archétypique – on se souviendra à ce titre de la convocation des archétypes de Jung par l’Epouvantail (Cillian Murphy), le psychiatre criminel, dans le précédent opus. Par exemple: le maquillage du Joker – géniale et ô combien marquante interprétation de feu Heath Ledger – est, strictement, un maquillage, il n’est qu’un humain ‘‘ordinaire’’ (physiquement en tout cas), et pourtant dans le même temps Nolan fait prendre au personnage une ampleur de plus en plus importante, au point que l’on finit par avoir l’impression qu’il s’agit, engagée dans un combat quasi-mystique, d’une représentation du Diable en personne, dont il a d’ailleurs presque tous les attributs: il est le Tentateur – on entend quasiment que son discours pendant tout le film –, le Ricaneur, le Diviseur (diabolos) – passant une grande partie de son temps à mettre en balance la vie de deux personnes ou groupes de personnes, ce qui n’est certes pas nouveau dans l’univers des blockbusters inspirés par les comics mais est ici poussé à un niveau systématique –, le Maître de l’Illusion. Il faut encore voir cette scène extraordinaire où le Joker, suspendu la tête en bas à un filin, mais filmé caméra à l’envers et semblant ainsi flotter en apesanteur dans les ténèbres, explique à Batman que, chacun refusant de tuer, d’anéantir l’autre (l’un au nom d’un code d’honneur, l’autre au nom du goût du jeu), leur destin est de s’affronter «jusqu’à la fin des temps» pour «l’âme de Gotham»... C’est un criminel mais qui ne recherche ni le profit ni le pouvoir, seulement à étendre le chaos. On notera que, symptomatiquement, il est aussi le seul à échapper à la présentation évhémériste de Nolan: on ne sait rien de sa ‘‘véritable’’ identité, de son origine, ni de celle de ses cicatrices – hommage direct à l’adaptation par Paul Leni de L’Homme qui rit (1928), qui inspira d’ailleurs la création du personnage –, puisqu’il en donne lui-même au cours du film plusieurs explications contradictoires.

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Face à lui, Bruce Wayne / Batman (Christian Bale), héros fatigué, semble répugner à tenir le rôle sacrificiel qu’il s’est assigné à lui-même en même temps que sa mission, et reporte l’espoir d’une évolution de la situation sur Harvey Dent, le nouveau procureur de Gotham, un homme intègre qui pourrait assainir la ville en agissant dans le cadre de la loi et non en faisant le coup de poing avec un masque sur le visage au fin fond des ruelles: «white knight» (chevalier blanc) contre «dark knight»... Nolan poursuit là une piste qu’il avait déjà mise en place dans Batman begins en situant l’‘‘éducation’’ de son super-héros au sein de la Ligue des Ombres, groupe de ‘‘justiciers’’ dont la rhétorique quasi-fascisante s’avérait rapidement des plus douteuses. Plus qu’un Batman post-Frank Miller (référence évidente jusque dans le titre du film mais dont l’usage commence à ressembler à une tarte à la crème), c’est peut-être bien plutôt un Batman post-Watchmen d’Alan Moore que nous offre Nolan, questionnant la place du super-héros dans l’imaginaire américain, figure ambigüe d’un homme providentiel se situant au-dessus des lois de la société pour y (r)établir l’ordre. Faire passer aux personnages la ‘‘ligne’’ légale et morale qui les séparent de lui sera tout le jeu du Joker et là encore, rétrospectivement, le réalisateur étonne par sa faculté à jouer sur plusieurs tableaux à la fois en développant une approche critique d’un imaginaire dans le même temps qu’il l’utilise tout à fait efficacement dans toute sa dimension archétypale.

On pourrait encore, au final, résumer comme suit les différences entre ces deux ‘‘redémarrages’’ de sagas après un épisode de ‘‘remise à zéro’’ que sont The Dark Knight et Quantum of Solace: d’une part une ambitieuse suite de films prise en main par un ‘‘auteur’’/réalisateur unique qui sait manifestement où il va, d’autre part une succession chaotique et peu cohérente dans son propos; d’une part, un film qui transcende les limites du genre auquel il appartient, d’autre part un film qui semble peiner à les assimiler; d’une part un film dont on attend la suite avec impatience (ça va être long d’ici 2011...) et la crainte que Nolan ne parvienne pas à réitérer une telle réussite (ça va être dur d’offrir une suite à la séquence finale!!), d’autre part une saga dont on se dit qu’on verra ce qu’elle deviendra quand sortira le prochain épisode, avec la vague espérance de voir se redresser la barre.

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3.12.08

Du Feu de Dieu

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Je n’irais pas personnellement jusqu’à dire que l’édition DVD de la chose – déjà disponible pour les plus pressés – est le cadeau de Noël idéal de l’année, mais c’est en tout cas une bonne raison de se caler devant Arte tous les mercredi et samedi soirs à 21h jusqu’au 20 de ce mois. Après Corpus Christi en 1999 et Les Origines du christianisme en 2004, voici le nouveau et dernier volet de la grande entreprise du duo Mordillat-Prieur, ‘‘sobrement’’ intitulé L’Apocalypse. «La synagogue de Satan» et «L’incendie de Rome», les deux premiers des 12 épisodes de 50 minutes chacun, viennent d’être diffusés ce soir (des rediffusions sont prévus pour ceux qui ont accès à la TNT).

Dans les années 30 de ce qui deviendra ‘‘notre ère’’, un paria juif a subi, dans l’une des provinces les plus reculés de l’Empire, la plus ignominieuse des mises à mort prévues par la loi romaine. La communauté de ses disciples, aussi mal vue du reste du monde juif que des autorités impériales, attend la fin imminente d’un monde qui les ignore, au mieux, les méprise ou les condamne, au pire. Mais en un peu moins de quatre siècles va se produire l’un des plus extraordinaires retournements de l’Histoire... On connaît la boutade célèbre du théologien Alfred Loisy au début du XXe siècle: «Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Eglise qui est venue»; non seulement le monde n’a pas pris fin, mais ce qui était à l’origine une obscure secte juive s’est retrouvée à la tête de cet Empire qui la persécuta. C’est cette grande transformation qu’étudie la nouvelle série documentaire de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur à travers l’étude, en guise de fil conducteur, de l’un des textes les plus fascinants, les plus célèbres et les plus méconnus du Nouveau Testament: l’Apocalypse selon saint Jean.

Comment le terme d’apocalypse en est-il venu à désigner le contraire de ce qu’il voulait dire originellement? Qui était ce Jean de Patmos son rédacteur, et que faisait-il sur cette île désertique de la mer Egée? Quelles étaient ses relations avec la communauté chrétienne? et avec la communauté juive? Quels rapports entre l’Apocalypse johannique et les autres apocalypses écrites à la même époque (de Baruch, d’Esdras...)? Pourquoi les chrétiens des premiers siècles étaient-ils généralement considérés par les Romains comme des ennemis de la société? À quel moment ceux-ci distinguèrent-ils ce groupe du reste des Juifs? Et d’ailleurs, sait-on d’où vient exactement le nom de ‘‘chrétien’’? Pourquoi l’empereur Néron les accusa-t-il d’avoir causé l’incendie qui ravagea la moitié de Rome en l’an 64? Quelles répercutions les persécutions qui s’en suivirent eurent-elles sur la rédaction de ce qui allait devenir le dernier livre du canon du Nouveau Testament, et qui est le seul texte au sein de celui-ci à attaquer directement le pouvoir politique? Voici les principales questions soulevées dans ces deux premiers épisodes. Toutes ne trouvent pas de réponse, mais le ‘‘collège’’ international d’historiens et d’exégètes de toutes confessions rassemblé une nouvelle fois par le tandem de documentaristes ouvre des horizons à la pensée, bousculant au passage quelques certitudes ou idées tenaces. Plus appréciable que le ton souvent un peu ‘‘dogmatique’’ (si j’ose dire vu les orientations retenues) que le duo a tendance à adopter dans les livres qu’il fait paraître en parallèle à ses réalisations (Jésus contre Jésus, Jésus après Jésus et maintenant Jésus sans Jésus), la polyphonie des voix et des opinions des chercheurs tient ici les neurones constamment en éveil. On convoque les écrits néotestamentaires et apocryphes, la littérature juive, les historiens latins, on examine, on compare, on n’hésite pas à passer de longues minutes sur une simple expression – telle cette mystérieuse «synagogue de Satan» (Ap. II:9) donnant son titre au premier épisode – qui se révèle clé possible de tout un monde insoupçonné. Cette vaste enquête sur la christianisation de l’Occident, et sur le paradoxal ‘‘succès’’ d’une Eglise qui s’établit dans le siècle en devant repenser à nouveaux frais l’une des certitudes les plus puissamment ancrés en elles, s’annonce hautement recommandable, tant aux croyants qui ne se limitent pas aux images pieuses qu’aux simples curieux de l’Histoire du monde et des origines de notre civilisation.


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Illustration: Dieu, anges et anges déchus, détail d’une enluminure pour la traduction par Raoul de Presles de La Cité de Dieu de Saint Augustin (BnF Fr20 Fol. 238v), XVe siècle.